La Maîtresse de Carlos Gardel

Mayra Santos-Febres, éditions Zulma, janvier 2019, 320 pages, 22,50€.

Dans un univers magique qui fait parfois penser aux livres de Gabriel Garcia Marquez, Mayra Santos-Febres nous livre ici un double récit : celui de la vie du célèbre chanteur de tango Carlos Gardel, et celui de la vie de Micaela Thorné, qui est « la Maîtresse », et celle qui se souvient.

La narratrice, Micaela Thorné, vit à Porto-Rico. Élève infirmière au moment où elle rencontre Gardel, elle est aussi la petite-fille d’une guérisseuse. Et c’est pour cette raison qu’elle fait la connaissance de Gardel, qui fait appeler les deux femmes alors qu’il est en proie à une crise de syphilis.

Dans le Porto-Rico des années 30, traditions, magie et envie de progrès s’entremêlent, paradoxe des Caraïbes. Les pages sur les herbes, les plantes, les incantations, le pouvoir de la nature, en premier lieu la feuille miraculeuse, le « cœur de vent », héroïne végétale du livre, sont pleines de grâce et de poésie. « Ici nous exigeons ton intervention divine, cœur de ciel, cœur de nuage, cœur de vent, pour le blanc, pour le vert, pour le bleu ». Le cataplasme ensuite fabriqué est appliqué sur le patient, qui doit parler pour guérir. Et c’est ainsi que Carlos Gardel raconte sa vie à Micaela. Et à nous.

Ce premier récit est passionnant et intéressera tous les amateurs de tango, et de cette légende vivante qu’est Carlos Gardel, encore aujourd’hui, plus de quatre-vingts ans après son décès. Carlos Gardel dont la grand-mère de la narratrice dit « il y a des gens qui peuvent guérir l’âme de toute une foule. Ça aussi c’est guérir. Et tout ce qu’il a à faire, c’est ouvrir la bouche. »

Et la vie de Carlos Gardel relève elle aussi un peu de la magie, ou de l’illusion. Français ou Uruguayen ? Noblesse et grandeur d’âme, ou mesquinerie et petitesse ? Magicien de l’amour et contaminé par lui. Tombeur de femmes, qui se pâment, à commencer par la narratrice (le récit de sa première nuit avec le chanteur est érotique à souhait), qui succombe aux charmes du musicien. Le récit d’un pas de tango en pleine campagne portoricaine est aussi sensuel que la danse même :  » Gardel a fait un pas solitaire et lent, poussant ses jambes contre les miennes. Plus que l’espace, elles épousaient le temps. Nous avons dansé sur le temps, pas sur le sable ; ou peut-être sur un sablier, sur une chanson de sable, que sais-je ? Son pas lent, fluide, s’est immiscé dans le creux de mon pas. Puis Gardel a fait un tour qui m’a fait perdre l’équilibre, ce dont il a profité pour se pencher sur moi. » (p. 173).

Entrelacé à cette première voix se mêle le deuxième récit, celui de Micaela, et le détail de son histoire d’amour avec Gardel, ou de ses doutes, prise entre d’un côté, le respect des traditions et l’amour porté à sa guérisseuse de grand-mère et, de l’autre, son envie de devenir médecin. Qu’on soit chanteur-compositeur ou médecin en devenir, riche ou pauvre, faut-il trahir pour tracer sa voie ?

Et pour ajouter au charme du livre, l’auteure, pour raconter ce petit et ce grand destins, ces passions humaines et magiques, construit ses phrases comme un tango, rythme chaloupé, mots collés, sensualité affichée.

Alors ce livre il est pour qui ? Il est pour les musiciens, les amateurs de tango en premier lieu, ceux qui aiment se laisser transporter par la voix, celle d’un chanteur ou d’une auteure amoureuse des mots et du rythme passionné. Il est aussi pour les amoureux des Caraïbes et de leur magie, ceux qui aiment osciller entre rêve et réalité, qui veulent croire, ou croire qu’ils croient. Un très joli livre pour entamer de façon décalée et non-routinière cette nouvelle année.

Marie-Eve

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